Histoires de crocodiles et de criquets
Publié le 10 Février 2015
"Tu veux des voyages exotiques ? tu veux des photos d’insectes ? je vais t’envoyer quelque chose de mon voyage en Louisiane en 2012." me dit Jean-Louis, un autre adhérent de l'Agrion de l'Oise.
Et voilà ce que je reçois peu de temps après dans ma boite mail.:
C’est malin… Un superbe alligator.
Jean-Louis se fiche de moi. Cela étant, il ne croyait pas si bien faire car cette photo me rappelle immédiatement une lecture récente dans Philosophie de l’insecte de Jean-Marc Drouin (Seuil, 2014), où l’auteur écrit sous le titre Le crocodile paradoxal (crocodile et alligator c’est caïman la même chose, tout le monde sait cela), rappelant l’évolution dans l’histoire de l’entomologie de ce que l’on mettait dans la définition des insectes :
"Le terme insecte comme le terme latin insectum, comme son équivalent grec entomon, que l’on retrouve dans entomologie, renvoie à l’idée d’entaille, laquelle évoque les étranglements dans la forme du corps. L’étymologie repose donc sur l’aspect segmenté des animaux. Or cet aspect, s’il est commun à toutes les espèces d’insectes au sens actuels, est tout aussi perceptible chez les Araignées, les Scorpions ou les Mille-pattes et même certains Vers. […] La définition étymologique des Insectes comme animaux à entailles semble ainsi très large. Elle paraît encore trop étroite à Réaumur puisque, lorsqu’il publie le premier volume de ses mémoires pour servir à l’histoire des insectes, en 1734, il tient à préciser qu’il ne se limitera ni à l’étude des animaux « qui ont des incisions » ni à celle des animaux « qui ont une certaine petitesse ». Pour illustrer son propos, il n’hésite pas à écrire : « un crocodile serait un curieux insecte ; je n’aurais pourtant aucune peine à lui donner ce nom."
Voilà pour le grand Réaumur. Dans Théologie des insectes, ou Démonstration des perfections de Dieu, Friedrich Christian Lesser - dont nous avons déjà parlé ici - écrit en 1742 après avoir énuméré huit caractères propres aux insectes :
"Mais après avoir examiné un Animal, on ne lui trouve ni ce premier caractère [NdR. les incisions], ni presque aucun des huit autres que je viens d’indiquer, il me semble que ce serait confondre par des noms impropres des choses que la Nature a essentiellement distinguées, que de vouloir donner à un tel animal le nom d’Insecte. Par conséquent, ni les Grenouilles, ni les Crapauds, ni les Serpents, ni les Couleuvres, ni les Vipères, ni les Tortues, ni les Lézards, ni les Crocodiles, ni d’autres Reptiles de cet ordre ne sauraient proprement appartenir au genre des Insectes, quoique des Naturalistes très habiles n’aient pas laissé de les considérer comme tels, faute peut-être d’avoir fait attention aux caractères que nous venons d’indiquer".
Et oui la chose fait débat.
Encore un vieux grimoire, Abrégé de l’histoire des insectes, pour servir de suite à l’Histoire naturelle des abeilles deGilles-Augustin Bazin en 1751
"Originairement ce nom a été donné par les Latins à ceux dont le corps long est partagé par anneaux, comme s’il était coupé en plusieurs parties ou composés d’autant de pièces que l’on voit d’anneaux : mais peu à peu on a oublié l’origine du nom, et on a confondu sous la même dénomination, et sans égards aux incisions, tous les petits animaux qui ne sont point de ceux que nous entendons par les distinctions de quadrupèdes, oiseaux et poissons. […]. Il semble que communément l’on n’ait eu égard qu’à leur petitesse. […] On n’hésite point de mettre le lézard dans la classe des insectes, mais le genre des lézards s’élève jusqu’au crocodile. Il n’y a donc plus de mesure qui puisse déterminer la longueur d’un insecte, ou il faut se résoudre à traiter le crocodile d’insecte.
Voilà donc avec quels errements les entomologistes du XVIIIème sicle peinaient à délimiter la classe Insecta. Donc il ne suffit pas d’être prédécoupé comme notre alligator semble l’être ou d’être minuscule pour être un insecte.
Passons sur cet épisode et revenons à nos arthropodes terrestres. Jean-Louis m’avait aussi envoyé la photo du paysage où il avait photographié l’insecte : le bayou de Segnette , un parc d’état à l’ouest de Westwego dans la banlieue de La Nouvelle Orléans :
Il joignait la photo cette fois-ci d’un véritable insecte, encore que vu de dessus il me faisait penser à un beau homard qui aurait perdu ses pinces. Mais la photo était à faible définition et même à l’agrandissement je distinguais mal l’anatomie de l’animal. Je voyais bien qu’il était plutôt noir, qu’il avait six pattes, deux antennes et, signe particulier une ligne longitudinale blanche partageant le corps de la tête à l’extrémité de l’abdomen.
Mes recherches m’ont même fait croire - mais je ne suis pas entomologiste vous le savez - qu’il s’agissait de blister beetle, en français méloé un coléoptère, d'une famille d'insectes qui secrètent de la cantharide, peut être Epicauta floridensis. Mais la tête ne collait vraiment pas. J’ai envoyé une photo de ce méloé à Jean-Louis qui m’a affirmé que cela n’avait absolument rien avoir avec ce qu’il avait vu.
Mais il avait heureusement conservé la photo d’origine avec une bonne définition et il a pu me transmettre quelque chose de nettement plus lisible, même si on focalisait sur l’insecte :
Et là aucune ambiguïté, j’avais affaire à un bel orthoptère. Oui mais lequel ?
Rapidement j’ai eu la conviction qu’il s’agissait d’un grasshopper, un criquet. Selon Jean-Louis la bestiole faisait environ 4 cm et n’avait pas bougé pendant tout le temps de l'observation.
Mes recherches à partir de photos sur le net et divers sites anglophones m’ont conduit à la forme sombre (dark morph) d’un adulte de Lubber grasshopper (littéralemend criquet lourdaud), Romalea guttata ou microptera, une espèce d'orthoptères du sous-ordre Caelifera de la famille des Romaleidae, répandu dans le sud et le sud-est des Etats-Unis (Louisiane, Floride, Mississippi, Géorgie,…).
A noter que grasshopper, littéralement « celui qui saute dans l’herbe », est souvent traduit en français par sauterelle. Les scientifiques réservent le terme de criquet au sous-ordre Caelifera et celui de sauterelle aux espèces de la famille des Tettigoniidae, appartenant au sous-ordre Ensifera, caractérisé entre autres par la tarière en forme de sabre de la femelle, comprenant également les grillons et les courtilières. Vous me suivez ? Oui je sais, c’est bien compliqué tout cela et je m’y perds moi-aussi.
Cela étant la forme la plus répandue de Romalea guttata est colorée :
Si vous voulez voir la forme « noire » je vous renvoie à une photo de l’Université du Mississipi et vous verrez que le doute est à peine permis, si ce n’est qu’on apprend que l’insecte peut atteindre 2,5 à 3 pouces (64-76 mm) alors que celui photographié par Jean-Louis ne faisait que 40 mm., sans doute n’avait-il pas fini de grandir.
Et si on l’appelle lubber, c’est à dire lourdaud, c’est qu’il ne bouge pas beaucoup. Il est incapable de voler avec ses ailes atrophiées. Il marche ou fait de petits sauts. L’insecte de couleur noire est aussi appelé diable-noir et en Louisine Devil’s horse ou en cajun cheval-diable, On le trouve aussi sous le nom de Giant Locust, c’est à dire cricket pélerin géant.
Encore une belle histoire, cette fois-ci dans les bayous du côté d’Old man River et ses bateaux à roues à aubes. On aurait même pu voir passer sur leur radeau le jeune Huckleberry Finn et son ami Jim...
Sacré bonhomme de fleuve, sacré bonhomme de fleuve,
Il doit bien savoir quelque chose,
Mais il ne dit rien,
Il suit simplement son cours,
Il va imperturbablement son chemin.
Extrait de Ol’ Man River