Publié le 28 Janvier 2020

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Publié le 18 Janvier 2020

Dans la serre à papillons du Zoo de Londres  ©Roger Puff

Dans la serre à papillons du Zoo de Londres ©Roger Puff

Dans le précédent article j’étais parti de La panthère des neiges et je remontais le temps dans les œuvres de Sylvain Tesson. Après Sur les chemins noirs (2016), je me suis plongé dans S’abandonner à vivre, un livre de nouvelles, publié en 2014, donc écrit avant sa chute d’août cette même année.

Dès la page 26, dans la nouvelle Le barrage, nous sommes sur les rives du Mékong à 3000 km de l’embouchure, donc à 2000 km de la source. Le fleuve charrie des eaux boueuses. Les buffles labourent de minuscules parcelles de rizière. Le climat est plus serein et chaud que sur les plateaux himalayens. Il est avec une amie : ”Des papillons géants se posaient sur la tête de Marianne, s’éventant lentement. Je trouvais bien laid le contraste entre la rousseur des cheveux et le turquoise des ailes et me disais que les races servent à cela : préserver l’harmonie des couleurs. Sur les reflets de jais des chevelures chinoises, les camaïeux des lépidoptères eussent été du plus bel effet.

Mais les insectes n’ont pas toujours la grâce des papillons : ”Le soir, les tôliers des auberges nous préparaient le poisson et nous mangions en silence, dans l’odeur de la citronnelle dont Marianne s’aspergeait la peau pour lutter contre la férocité des moustiques. Ils préféraient sa peau à la mienne et je pensais qu’ils avaient bon goût.

Pas très sympa avec Marianne le narrateur dans cette nouvelle, mais ils boiront le vin du Sichuan ”en écoutant les insectes striduler dans la nuit tropicale” avant de faire l’amour…

le hanneton ©Joël Tribhout

le hanneton ©Joël Tribhout

Dans La gouttière, page 38, il est question d’un docteur en séminaire de formation en médecine tropicale dans un hôtel de périphérie. Il suit une initiation ”aux mystères de la bilharziose et des cycles de reproduction de la mouche filaire”. En fait ce docteur est le compagnon de Marianne et le narrateur profite de son absence. ”Marianne avait le cœur compartimenté.”

Il faut aller à la page 141 pour retrouver dans la nouvelle L’ermite un autre insecte. Pour qualifier la Russie, Tesson la compare à un insecte titubant ”…je me disais que la Russie est aux nations ce que le hanneton est à l’évolution : une aberration.” Il faut dire qu’il s’appuie sur un article de Pour la Science de 1977 dans lequel un entomologiste allemand expliquait que ”le hanneton ne peut mathématiquement pas voler” vu ”son poids, la surface de ses ailes, la fréquence de ses battements-, il devrait s’écraser”. Le hanneton : ”un camouflet à la science”. Recherche faite, on trouve cette anecdote dans de nombreux blogs. On attribue la répartie à Nadar "Mais le hanneton ignore les mathématiques, s'en fout ... et vole !" en réponse à Poincaré, Henri le mathématicien, pas Raymond le politique. A vérifier. J’ai bien trouvé une caricature de Nadar datant de 1867. Il est à califourchon sur un hanneton dans le n°20 du magazine satirique Le Hanneton et tient un papier où on peut lire Le Hanneton, professeur de navigation aérienne ! Il ne se sert pas de ballons, ne fait pas de calculs et est plus lourd que l'air - signé Nadar”. L’ingénieur aéronautique russo-américain Igor Sikorsky quant à lui aurait déclaré ”Le rapport mathématique entre les ailes et le poids du bourdon nous démontre que voler lui est impossible mais le bourdon l'ignore, c'est pourquoi il vole”. Ce que je sais en revanche c’est que des hélicoptères Sikorsky ont été utilisés pour épandre des insecticides contre les hannetons. Toujours est-il qu’on aura bien du mal à trouver l’origine de ce buzz.

les fourmis coupeuses de feuilles - Insectarium de Montréal ©Roger Puff

les fourmis coupeuses de feuilles - Insectarium de Montréal ©Roger Puff

Revenons à Sylvain Tesson, dont le style est bien meilleur que le mien. Je remonte encore le temps pour arriver à son recueil de nouvelles La vie à coucher dehors de 2009. Dès la page 12 ”Les bergeronnettes gobaient les insectes à grand coups de faux” dans la nouvelle L’asphalte. C’est prometteur. Plus loin, page 14 le héros, Edolfius, contemple une fourmilière. S’en suit un paragraphe d’une vingtaine de lignes se terminant par ”Même ces saloperies d’insectes circulent mieux que nous ! Il flanqua un coup de pied dans la fourmilière. La petite Babel explosa”. Il faut dire que cela circule mal pour les humains sur la piste poussiéreuse et caillouteuse qui relie le village géorgien de Talska à la ville la plus proche. La civilisation viendra avec les accidents de circulation.

Page 48 une araignée. Passons… Page 69, une phrase que je ne résiste pas à vous citer entière : ”C’est l’heure brûlante. Le ciel est une forge. Bêtes, hommes et Dieu se terrent à l’ombre. Les coléoptères renoncent à voler. Les papillons aèrent leurs ailes, les buffles tentent de disparaitre entièrement dans la boue et la langue des chiens pend”. On est au Gujarat en Inde à midi. Le titre de la nouvelle ? Le bug. Je n’en dirai pas plus, le dit bug n’est pas un insecte, mais un dysfonctionnement du programme patriarchal. Toujours dans Le bug, mais du côté de Mexico, ”Le point d’une mouche au plafond”. Neuf lignes plus loin ”La mouche s’envole et se repose soixante centimètres plus loin”. Une page plus loin ”la mouche décolle et trouve le chemin du grand air”. Entretemps ? Ce n’est pas un féminicide de plus, il y a eu un bug de plus.

les insectes sont  des bijoux - Insectarium de Montréal ©Roger Puff

les insectes sont des bijoux - Insectarium de Montréal ©Roger Puff

 

Page 88, nous sommes dans Le lac, en Russie. Un long paragraphe. Piotr jette une buche dans le poêle. Il ne veut pas risquer de griller des insectes et cogne le bois pour déloger les xylophages. Il ne veut pas écraser un capricorne et contrairement à Edolfius le Géorgien de la page 14, il ne tape jamais dans les fourmilières. Tuer un ours ou un élan ne le trouble pas. ”Mais les insectes… Ces petits bijoux articulés, dans leur livrée vernie, avec leurs dentelles, étaient d’une telle délicatesse.” Il les observe et les épargne ”en remerciement de leur beauté”. On apprendra que quarante ans plus tôt Piotr a tué un homme… et qu’un ours blessé est redoutable.

Désolé j’ai sauté Dans les forêts de Sibérie publié en 2011. Je ne pourrai donc pas savoir s’il y parlait des moustiques des bords du lac Baïkal. Je suis sûr qu’il y en avait à profusion. Ce sera pour une autre fois.

araignée et charançon ©Joël Tribhout

araignée et charançon ©Joël Tribhout

En revanche, j’ai butiné dans Éloge de la vie vagabonde, un essai publié en 2006. Et là, patatras…

Dans Aral, le premier chapitre de cet essai, Sylvain Tesson relate son long voyage à vélo entre la mer d’Aral et la mer Caspienne les longs des pipelines gaziers et pétroliers.

Page 21, voilà ce que j’apprends alors qu’il se dirige vers le plateau de l’Oustiourt : ”Au mois de juin, le plateau est écrasé de soleil et envahi d’araignées. La chaleur et les arthropodes sont deux choses que je crains le plus au monde”. Sylvain Tesson n’aime pas les arthropodes et moi qui ai écrit qu’il aimait les insectes. Gageons qu’il a changé depuis 2006. Enfin c’est l’espoir que j’ai.

Dans le chapitre suivant, Oustiourt, il maudit la steppe, océan sans port d’attache : ”Sous le soleil, je l’ai haïe”. Le découragement ne dure pas : ”Le moindre événement – combat de coléoptères, galopades lointaine, ballet d’un vautour au-dessus d’une carcasse – abolit l’angoisse”. S’il craint les arthropodes, au moins il s’y intéresse, c’est déjà cela. Page 43, il bivouaque sous la tente mais n’allume pas sa lampe frontale de crainte d’attirer les solifuges ”ces horribles araignées chasseresses galopent dans la nuit, sans bruit, chélicères en avant.” Je comprends, plus grosses que le poing ”elles sont capables de déchirer la chair de proies vivantes ”. Il y a de quoi se méfier.

 

araignée Pisaure admirable ©Joël Tribhout

araignée Pisaure admirable ©Joël Tribhout

Dans le chapitre Steppes kazakhes, nez à nez avec un lézard, il nous éclaire : ”Tout vagabond des steppes entretient une conversation amicale avec les êtres vivants qui l’entourent. C’est le syndrome de saint François d’Assise. L’acidité de la solitude se transforme en un miel affectif qui se répand sur toutes les créatures.” Voilà pourquoi, même s’il les craint, il les observe avec une certaine affection.

En sillonnant les champs d’hydrocarbures, sur les chemins des pipes convoyeurs d’énergie fossile, il se dit que toute cette énergie est le produit de la décomposition sur des millions d’année de matières végétales et animales ”insectes et animalcules”, entre autres : ”L’humanité se chauffe, s’éclaire et se déplace grâce aux ancêtres immensément lointains du lézard de ce matin. ” Il faudra en attendre des millions d’années pour reconstituer ce stock, ”ce précipité du temps” que nous aurons consommé et épuisé en quelques dizaines d’années à peine.

Dans le chapitre Caspienne, sur un site pétrolier, les hommes s’affairent avec un empressement d’insectes, mais deux pages plus loin, Tesson traite les arthropodes de race maudite, les vertébrés étant donc la race élue.

dans la ruche ©Joël Tribhout

dans la ruche ©Joël Tribhout

On passe au chapitre Azerbaïdjan, là – page 127 - il compare : ”Symboliquement, il est facile de voir le pétrolier comme un prédateur, frère de race de l’anophèle. Il suce le sang du monde. La colonne du derrick perce la croûte terrestre tel le poinçon du mâle de la punaise forant la carapace femelle pour lâcher sa giclure.” Page 131, la chaleur est accablante : ”J’envie le système à sang-froid des phalènes et des carabes sur le tronc des peupliers.

Après avoir traversa la Géorgie, il est en Anatolie, titre du chapitre qui plus est, et là page 175, une jolie phrase, qui fera un superbe aphorisme : ”Dans les herbes hautes, des sauterelles : les points d’exclamation des prairies.” Mais voilà page 181 qu’il visite une exploitation apicole financée par la British Petroleum. Il en tire deux belles pages sur les abeilles, les ruches et le miel : ”Concentré d’énergie, le miel est un pétrole lumineux. La ruche, un baril de brut doux”. Je n’en dirai pas plus. Page 188, il revient sur les abeilles, qui comme l’homme, exploitent les ressources naturelles : ”Le pollen contrairement au brut est renouvelable”. Page 191, il vient à parler de l’entomophagie après avoir rejeté la viande, si coûteuse en énergie, mais il y en Occident un obstacle culturel : ”Dix mille années de chasse dans les forêts giboyeuses nous ont habitués aux salaisons. Il sera difficile d’oublier l’ortolan pour accepter la blatte, de troquer le rôti pour l’élytre. L’entomophagie est l’avenir de l’humanité. En outre, elle nous venge à l’avance des asticots.

Et voilà cet essai sur un parcours à vélo le long des pipelines entre la mer d’Aral et la Turquie, aura été pour Sylvain Tesson l’occasion de glisser quelques pensées sur les arthropodes, dont j’ai fait mon miel pour cet article.

Je reviendrai plus tard sur les écrits de Sylvain Tesson avec les aphorismes qu’il a polis au fil du temps. J’en ferai un collier avec ceux consacrés aux insectes.

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Publié le 12 Janvier 2020

Tout commence sur les bords de la Moselle, dans les Vosges, sans doute du coté de Vagney, entre Rupt-sur-Moselle et Le Thillot - c’est mon hypothèse. Sylvain Tesson et le photographe animalier Vincent Munier sont à l’affut. Ils guettent les jeux d’une famille de blaireaux.

”Les oiseaux dans la charmille striaient l’air du soir |…]. C’était la beauté. La rivière coulait à cent mètres. Des escadres de libellules volaient au-dessus de la surface, carnassières.

Je ne suis qu’à la 6ème page – dans l’avant-propos, juste après les cartes – de La Panthère des neiges de Sylvain Tesson, le Prix Renaudot 2019. En prélude à la panthère, objet de sa quête prochaine, des blaireaux, des oiseaux, des libellules… Ce n’est pas fréquent chez les écrivains de parler d’insectes. Intrigué, je m’engage plus avant dans ce bouquin. Son style incisif me captive rapidement.

Cordulégastre annelé (Cordulogaster boltonii) ©Michel Huyvaert

Cordulégastre annelé (Cordulogaster boltonii) ©Michel Huyvaert

Sylvain Tesson et ses compagnons Vincent, Marie et Léo partent pour la province du Qinghai sur le plateau du Changtang aux confins du Tibet. Leur but : photographier la mythique panthère au nord de Lhassa. Je me dis que dans ces contrées, les odonates ne peuvent pas pulluler. C’est l’hiver, à 4 ou 5000 mètres d’altitude, que l’on a des chances de croiser le félin, car ”comme des monitrices tyroliennes, la panthère des neiges fait l’amour dans des paysages blancs”. A ces altitudes, ces paysages arides et par ce froid, j’ai a priori peu de chances de croiser un quelconque insecte au détour des phrases ciselées de l’écrivain. Les animaux rencontrés dans un premier temps dans ce ”Tibet [à] la peau à vif dehors, un soleil de sanatorium rehaussait parfois le thermostat au-dessus de – 20 °C, seront des yacks sauvages dans les rares herbages, un renard furtivement aperçu : ”les bêtes surgissent sans prémices puis s’évanouissent sans espoir qu’on les retrouve. Il faut bénir leur vision éphémère comme une offrande”. Bon sang, quelle belle écriture. Pas de gras, le sens de la formule, précis, surprenant parfois. Je savoure.

Dans ces déserts glacés nombreux pourtant sont les animaux rencontrés : chèvres bleues, ânes sauvages, loups, gazelles, antilopes : ”Panthalops hodgsonii, dit Munier, qui parlait latin en présence des animaux, mais il faut attendre la page 48, pour – parmi les souvenirs de ses propres rencontres animales : loup au Tibet en 1997, ours en 2007 et 2010 dans la taïga – être en présence d’un arthropode : ”le déplaisir de sentir une tarentule courir sur [sa] cuisse au Népal en 1994. Tesson a compris que si lui ne voit pas les animaux, eux le voient et l’observent : ”les bêtes sont des gardiens de square, l’homme y joue au cerceau en se croyant le roi.

Et oui amis photographes chasseurs d’insectes, les bêtes nous voient plus et beaucoup mieux que nous les voyons…

Cicindèle hybride (Cicindela hybrida)  ©Roger Puff

Cicindèle hybride (Cicindela hybrida) ©Roger Puff

Puis Tesson s’interroge sur la vie, combat entre les êtres, proies et prédateurs, le plus redoutable étant l’homme qui porte ”au plus haut degré la capacité de détruire ce qui n’est pas lui-même tout en se lamentant d’en être capable.  Dissertant sur l’évolution, il évoque une espèce d’insecte : ”Ce matin-là, dans le Tibet central, antilopes, gypaètes et grillons à la lutte m’apparaissaient des facettes de la boule disco accrochée au plafond de l’expansion. Où a-t-il vu des grillons, se battant qui plus est ? Sans doute dans une yourte, mais il n’en dit rien. Soudain page 57 au détour d’une phrase apparait Ernst Jünger. Il est question de précambrien, de fossile, de l’apparition de la vie. Ernst Jünger, cet écrivain allemand, qui sa vie durant chassa les cicindèles. Je découvrirai bientôt par d’autres lectures, notamment un article de Paris Match de juillet 2017, que Sylvain Tesson a lu tout Jünger et que les œuvres de ce dernier occupent deux mètres de rayonnages dans sa bibliothèque. Il a évidemment lu ses fameuses Chasses subtiles, où Jünger nous fait découvrir sa passion pour l’entomologie.

Dans une interview de Tesson parue dans le n°92 de la Revue internationale de stratégique 2013/4, j’ai trouvé cette phrase : ” Ernst Jünger me semblait faire la navette permanente entre ces deux niveaux d’échelle tout à fait antipodiques […]. Lorsqu’il regarde une mouche, il finit par parler de la vie.

Sylvain Tesson est-il lui aussi passionné d’entomologie ? Il est d’abord géographe de formation et dans la même interview, il dit :  ”Lorsque je marche dans les steppes de Mongolie, mon œil passe souvent du ciel aux grains de sable des steppes, dans lesquels il y a des insectes. Entre la climatologie et l’entomologie, c’est-à-dire entre la contemplation du cosmos et l’observation de l’infiniment petit, il y a une multitude d’échelles qui correspondent à une multitude de sciences et de disciplines. Je crois que le géographe est celui qui fait la navette permanente entre ces différentes échelles.

Cétoine dorée (Cetonia aurata) ©Henri Deloison  (sélectionné Concours Insectes de France 2019)

Cétoine dorée (Cetonia aurata) ©Henri Deloison (sélectionné Concours Insectes de France 2019)

Manifestement il ne s’intéresse pas aux insectes pour les épingler dans une boite bien close, ni même pour les photographier. Il se contente de les observer avec attention et admiration. Et là vient une phrase superbe. La technique de Munier, le photographe animalier : ”traquer partout les échos de la partition première, […], rassembler à coups d’obturateur les tessons de la matière mère explosée par l’Évolution. Chaque bête constituait un scintillement de la source égarée. Pensons-y quand nous captons les éclats des élytres d’une cétoine dorée, ou le chatoiement des ailes d’un paon du jour, ce sont des étincelles du Bing Bang primordial, ce sont de fragments de l’origine du monde.

Dans l’attente de voir enfin la panthère des neiges, l’esprit de Tesson s’évade vers le souvenir d’anciennes amours regrettées, en des lieux plus cléments. L’aimée, qu’il n’a pas su retenir, qu’il appelait la femme des bois, vivait dans la forêt des Landes et se passionnait pour la faune, oiseaux, serpent, chevreuil, mais aussi chétifs arthropodes ”un araignée errante - « une lycose », disait-elle -avait débusqué un coléoptère capricorne derrière une fougère […] Devant un scarabée, elle disait « c’est une pièce du blason, il mérite notre vénération. Il est serti dans le jeu […] Elle était prêtresse, je la suivais. […] Sur la dune à genoux, elle disait : « Elle va retrouver sa colonne. Elle a été attirée par le suc de l’orpin, les autres sont passées au plus facile. » Cette fois c’était une fourmi qui rejoignait après un crochet vers un bouton jaune. D’où venait son infinie tendresse pour la minutie des bêtes ? « Ce leur volonté de bien faire, disait-elle, de leur précision. Nous autres, ne sommes pas sérieux ».”

Plus loin, page 114, Tesson nous signale qu’il écrit ses aphorismes dès qu’il le peut et que pour lui les Histoires naturelles de Jules Renard sont ”le plus bel hommage qu’un homme muni d’un calepin puisse rendre à la nature.” Il le cite : ”Il voyait une araignée : « Toute la nuit, au nom de la lune elle appose ses scellés », croisait un cafard : « Noir et collé comme un trou de serrure ».” Mais il en propose aussi des siens qualifiant la gazelle, l’âne sauvage ou le grand duc, et même Dieu qui ”s’est servi de la panthère comme buvard pour essuyer l’encre de sa plume.” Il faudra que je trouve d’autres aphorismes de la plume de Tesson. La bibliographie en tête d’ouvrage m’apprend qu’il en a publié deux opus. Il y en a à coup sûr évoquant des insectes.

Épeire des bois (Aculepeira  ceropegia) ©Roger Puff

Épeire des bois (Aculepeira ceropegia) ©Roger Puff

Pardonnez-moi de butiner dans ce beau texte. J’aurais envie de tout citer, tant les réflexions de Tesson sont profondes sur la vie animale, sur notre vie d’humain, notre comportement et les torts que nous causons à la nature. Je me permets encore de vous proposer ces extraits de la page 143 : ”En ce début de siècle 21, nous autres huit milliards d’humain, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifiions les eaux, asphyxiions les airs. Un rapport de la Société zoologique britannique établissait à 60 % la proportion d’espèces sauvages disparues en cinq décennies. Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer, s’apprêtait à franchir la barre des dix milliards d’individus. Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d’un globe peuplé de quatorze milliards d’hommes. Si la vie se résumait à l’assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l’espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés à la Wifi en mangeant des insectes.

La panthère des neiges a été vue et photographiée au prix de longs affuts immobiles et silencieux dans le froid.  Des souvenirs inoubliables, la récompense. Mais des espèces et un monde menacés. Un livre contant une aventure loin de l’urbanisation trépidante, qui nous interroge sur notre responsabilité vis-à-vis de la nature. A lire d’urgence si ce n’est pas encore fait.

Mais j’ai voulu aller plus loin avec Sylvain Tesson, remonter le temps, découvrir d’autres écrits.

Ce sera d’abord Sur les chemins noirs, paru en 2016, un livre relatant le périple de Sylvain Tesson, prenant les sentiers de l’hyper-ruralité, ceux qui ne sont pas équipés de panonceaux colorés, ceux qui sont de fines lignes noires pointillées, cherchant les friches et les jachères, pour parcourir la France en écharpe du col de Tende à la frontière italienne à la pointe du Cotentin. Ayant reconquis l’usage de ses jambes, il est à peine remis de sa lourde chute : ”|Il s’était] cassé la gueule en tombant d’un toit où [il faisait] le pitre.” Parti le 24 août, il atteindra - suivant le cheminement du loup - son but le 8 novembre. Je comptais bien sur ces chemins ruraux trouver quelques insectes. Je n’ai pas été déçu. J’ai à nouveau goûté un style superbe. Et dès son premier jour de marche, ils étaient là, à la page 16, dans un paysage de Giono : ”Après des mois si tristes, même les moucherons au soleil offraient d’heureux présages. Leur nuage dans l’or tiède adressait un signe à la solitude.” A deux mille mètres d’altitude, il allume un feu : ”La chaleur délogea des araignées grasses, elles ne me faisaient plus peur…”. Pardonnez-moi de ne parcourir ce beau texte qu’avec un œil d’entomologiste et de ne pas vous faire partager toutes les réflexions de Sylvain Tesson sur l’état de la France des territoires qui ne bénéficie pas encore de la modernité, pas de ZUP, de ZAC, de rocades ou de Wifi…

Épeire fasciée (Argiope bruennichi) ©Daniel Schwenn (Wikipedia Creative commons)

Épeire fasciée (Argiope bruennichi) ©Daniel Schwenn (Wikipedia Creative commons)

Dans les hautes pâtures de la Haute-Provence, page 37, ”Restaient quelques sauterelles et, au ciel, la lente spirale des rapaces, pour témoigner d’une vie mystérieuse”, des gypaètes et des lézards, un engoulevent, l’ombre d’une bête … Page 44, devant les fruits des haies ”De belles araignées, noir et jaune – des argiopes -, assuraient la garde. Les temps où le peuple glanait est révolu.” Mais une page plus loin, dans les champs de lavande : ”La terre était cimentée, lavée de produits chimiques, domestiquée par les besoins de la parfumerie et de la production de miel. La lutte contre les insectes avait été remportée. On y avait gagné un silence de parking. Il n’y avait pas un vrombissement dans l’air. Et moi je divaguais dans ces rainures bleutées avec des pensées de Parisien stupide, admiratif des insectes. Elles auraient fait ricaner les producteurs qui craignaient, malgré des décennies de napalm, les attaques des cicadelles sur les plants”. Juste un bémol : il faut des abeilles pour faire du miel… Petit point qui a dû échapper à la relecture.

Page 54, il est sur les pentes du Ventoux. Il rencontre une vieille dame portant un panier de mûres. Elle lui dit que sur le versant sud il y a des champignons et que c’est un malheur car ”les gens accourent de la ville comme des doryphores et cueillent tout, sans distinguer le cèpe de l’amanite !

Page 58, Tesson avance parmi les buis, ”Les toiles d’araignées cédaient à mon passage, sceaux de la  virginité du terrain.” Page 59, il évoque Pompidou, époque où ”La ville gagnait du terrain |…] L’agriculture d’industrialisait, les insectes refluaient, les eaux se polluaient”. Il gravit page 61 le col de la Madeleine : ”Un silence brûlant montait de la terre. Ce moment où même les insectes se taisent”. En bivouac sur le Ventoux page 63 ”des scolopendres visitèrent [ses] rêves”.

Page 66, il est sur les hauteurs de l’Aygue. Il a laissé Sérignan 20 km au sud, c’est là que le naturaliste Jean-Henri Fabre, qui ”ne voulait pas qu’on l’affublât du nom d’entomologiste”, avait son harmas, sa friche, travaillait sur sa petite table en bois parmi ses fossiles et ses papillons. Tesson en parle sur presque deux pages. Je ne retiendrai ici que cette phrase : ”Un insecte est une clef, digne de la plus noble joaillerie, pour ouvrir les mystères du vivant”.

Faisant un parallèle entre la conduite d’un domaine par un propriétaire terrien et la conduite d’un pays : ”Récemment le chef de l’État français s’était piqué d’infléchir le climat mondial quand il n’était même pas capable de protéger sa faune d’abeilles et de papillons (Fabre en aurait pleuré).” Il doit parler de la COP 21 en 2015. Ne jetons pas la pierre au président de l’époque, ce n’est pas facile de faire quelque chose pour la planète quand les grands pays pollueurs sont menés par des climatosceptiques. La COP 25 vient juste de se tenir et l’on n’a pas avancé. Il faut maintenant que les enfants prennent la parole… Avancera-t-on enfin ?

Fourmi ©Yann Brun (sélectionné Concours Insectes de France 2019)

Fourmi ©Yann Brun (sélectionné Concours Insectes de France 2019)

Page 76, nous sommes sur ”un plateau karstique où des nuées de moustiques formaient des cumulus de protéines au-dessus des herbes.” Mais Tesson n’écrit rien sur les oiseaux qui pourraient s’en repaître. Page 79, Tesson est près d’une ferme abandonnée des Cévennes vivaraises, avec un compagnon qui l’a rejoint. Soulevant le couvercle d’un puits, il dérange ”un scorpion noir, fier, superbement cuirassé, les pattes dressées – un petit dieu. ” Occasion d’évoquer d’autres arthropodes arachnides, réduves, scolopendres, qui sont – pense-t-il - les sentinelles des endroits qu’il recherche.

Page 85, marchand vers le Gevaudan, il parle du dispositif, c’est-à-dire des contraintes comportementales, sociales, politiques, économiques qui conditionnent notre destin. Occasion de parler de ”la douve, qui infect[e] les fourmis et contrôl[e] leurs mouvements, pour les contraindre à l’immobilité sur un brin d’herbe afin qu’elles s’offrent en pâture aux herbivores, qui dev[iennent] alors les nouveaux hôtes du parasite.” Tesson est un marcheur philosophe, critique de notre société de consommation hyper-urbanisée, on l’a compris. Il se sert des insectes pour illustrer ses propos. Pour moi c’est bien la preuve qu’il s’intéresse à cette petite faune.

Voilà que cela se confirme page 100 à travers l’Artense, dans des bourgs où ”Ce qui n’était pas fermé était à vendre, ce qui était à vendre ne trouvait pas d'acquéreur […] au cœur du pays perdu, dans les zones grises de « l’hyper-ruralité »...” Là il fait appel à une métaphore : ”En Australie, le pompile, somptueuse guêpe à cuirasse rubiconde, pond son œuf dans une mygale vivante que la larve dévorera de l’intérieur en grandissant. Le triple dispositif de l’économie glorieuse, de l’agriculture industrielle et de l’urbanisme triomphant avait été le pompile des campagnes.


 
Frelon européen (Vespa crabro) ©Frédéric Cleton (sélectionné Concours Insectes de France 2015

Frelon européen (Vespa crabro) ©Frédéric Cleton (sélectionné Concours Insectes de France 2015

Page 110, nous ne sommes plus dans le symbole. Sa sœur l’a rejoint du côté de La Châtre pour quelques jours de marche et de nuits de bivouac.  Elle n’a jamais dormi à la belle étoile et elle va être gâtée. Tesson a fait un feu sous un nid de frelons : ”Ils vrombissaient dans le noir, se prenaient dans les cheveux, tournaient une ou deux fois autour de la flamme et venaient griller dans les braises comme les avions « Zéro » des kamikazes japonais sur les bateaux de l’US Navy dans le Pacifique.” Et ce n’était pas fini, une araignée attendait sa sœur dans son sac de couchage et les frelons se glissaient dans le double toit de la tente. Bref un cauchemar. Les arthropodes ne sont pas toujours sympathiques dans la vraie vie. Mais au fait étaient-ce des frelons asiatiques, ces kamikazes ? A ma connaissance, le frelon asiatique n’a pas d’activité nocturne contrairement au frelon européen. Mais soumis à l’éclat d’un beau feu de camp ? Qui sait ?

C’est encore une métaphore entomologique qui, page 141, l’avant-dernière page, conclut pratiquement cette longue marche sur les chemins noirs : ”Alors on rentre chez soi débarrassé de l’insecte qui vous mordait le cœur, lavé de toute peine, remis debout.”

J’aurais pu en rester à cette belle conclusion, mais je me suis ensuite plongé dans S’abandonner à vivre, un livre de nouvelles, publié par Sylvain Tesson en 2014, donc écrit avant sa chute d’août cette même année.

A suivre

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Publié le 1 Janvier 2020

"Trio de Calopteryx splendens mâles"  © Roland Mehl - 1er Prix du Public 2019

"Trio de Calopteryx splendens mâles" © Roland Mehl - 1er Prix du Public 2019

Au cours de l'année écoulée, les mauvaises nouvelles ont été nombreuses à propos de la perte de biodiversité et de biomasse des insectes. Leur déclin - et pas uniquement celui des abeilles mellifères - nous est apparu de façon criante, et avec lui la dégradation des nombreux services écosystémiques qu'ils nous rendent. De sombres prévisions sur leur disparition à l'échéance de quelques dizaines d'année ont pu être émises.

A côté de cela les espèces exotiques envahissantes n'ont que trop fait parler d'elles : frelon asiatique, moustique-tigre, pyrale du buis, punaise de lit, et j'en passe...

Comment pourraient-ils disparaitre dans quelques dizaines d'années, alors qu'ils sont sur notre planète depuis 450 millions d'années, qu'ils volent depuis 300 millions d'années, qu'ils pollinisent depuis 200 millions d'années ?

Il y aura encore longtemps des insectes, mais ce n'est pas rassurant pour autant, car ce seront les plus opportunistes, ceux qui peuvent se loger n'importe où, se nourrir de n'importe quoi, ceux que le changement climatique favorise.

Bref ce n'est pas gagné.

L’important est avant tout de prendre conscience qu’il nous appartient de nous comporter de façon plus parcimonieuse pour protéger notre environnement, nos écosystèmes et toutes les espèces avec qui nous partageons la Terre. Mais il appartient aussi aux décideurs de donner les bonnes orientations en matière notamment d’emploi des pesticides, de type d’agriculture, de consommation d’énergie fossile… Oui c'est loin d'être gagné, mais en ce début 2020 soyons positifs, soyons résolument optimistes.

L’Agrion de l’Oise vous souhaite, ainsi qu’à tous ceux qui vous sont chers, sans oublier notre planète et sa biodiversité, une belle année 2020, active, apaisée, rafraîchie, pleine de chants d’oiseaux et de bruissements d’insectes

 

 

C'est cette année encore avec une photo lauréate de son concours "Insectes de France" - 1er Prix du Public - que l'Agrion de l'Oise vous présente ses meilleurs vœux pour la nouvelle année.

Roland Mehl, photographe de Hagondange en Moselle, du club Capteurs d'images d'Illange, participant à notre concours pour la première fois, a réalisé cette superbe photo de trois Calopteryx splendens mâles en mai 2018, dans une zone humide près de la rivière Moselle au lever du soleil par forte forte rosée. Il utilisait son Canon EOS 5D Mark 3 équipé d'un objectif Sigma 150 mm macro avec multiplicateur 1.4. 

2020 verra la 7ème édition du concours photo "Insectes de France" de L'Agrion de l'Oise. Elle sera lancée le 1er juin et les candidats auront jusqu'au 10 septembre pour envoyer leurs photos. L'Agrion de l'Oise espère de très nombreuses candidatures. Alors tous nos vœux de réussite d'excellents clichés aux photographes amateurs d'insectes.

 

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